le lindisfarne Gospels – suite
confluence d’influences pour un ouvrage mystique et artistique
Nous avons vu dans la partie précédente de l’article sur les Évangiles de Lindisfarne des faits, des dates, des matériaux… Or, si les Évangiles sont remarquables, c’est parce qu’ils sont bien plus qu’un simple ouvrage de récit monastique chrétien. C’est également un ouvrage d’art et d’esprit, fruit de l’imaginaire.
Sauf révélation d’une découverte sur le tard, le Lindisfarne Gospels est la réalisation d’un seul homme : Eadfrith, qui porte à lui seul, à travers cette réalisation personnelle, un regard syncrétique sur différents courants artistiques. Replaçons-nous dans le contexte. A une période souvent appelée “Dark Ages”, bien que le concept, moderne, soit à relativiser, le territoire anglais est un agrégat de tribus en luttes et accueillant de temps à autre des vagues d’envahisseurs : des belges aux romains, des gallois aux calédoniens, des celtes aux anglo-saxons. Chaque nouvelle vague de peuplement portant avec elle de nouvelles croyances, de nouveaux codes, de nouveaux savoir-faire.
Chaque matériau utilisé pour composer un ouvrage comme le Lindisfarne Gospels est difficile à trouver, la lumière dans le quotidien est différente, le mode de vie est d’une grande âpreté. L’espérance de vie est peu élevée : guerres, maladies et instabilité politique sont omniprésentes. Le monde des dieux, des esprits, de la magie… apparait comme un refuge, un soutien. Le concept d’un dieu unique, sauveur, est une source d’espérance mystique. La vie contemplative dans un lieu monastique propose un calme et une protection relative dans un environnement troublé. De ce fait, les livres religieux sont porteurs de sens … mais aussi de mystères ; ils sont symboles de richesses et vénérés comme des trésors.
Eadfrith a probablement consacré entre cinq et dix ans de sa vie aux Évangiles, avec une idée d’élévation difficile à concevoir de nos jours. C’est un Opus Dei -l’oeuvre de Dieu- auquel il s’est attelé en y mettant toute son inventivité et sa foi pour tendre vers le Sacré. Il a puisé les ressources de sa composition dans tout ce qui l’entourait : matériaux et savoir-faire mais aussi influences artistiques, artisanales, chrétiennes et païennes. Réalisé bien avant le monumental et incontournable livre de Kells, l’élégante simplicité des Évangiles de Lindisfarne a un “je-ne-sais-quoi” d’absolu, d’unique et de magique qui mérite qu’on lui rende hommage aujourd’hui.


Fig. 1. Rapprochement entre la page initiale de St Luc du Lindisfarne Gospels et le Staffordshire Moorlands Pan -Ilam Pan- (bronze émaillé. IIe siècle après JC)
de profondes racines laténiennes
Une partie des celtes d’Irlande, d’Ecosse et d’Angleterre a été convertie très tôt dans l’histoire du Christianisme. Bien avant l’arrivé des païens saxons, angles etc., ils ont développé une forme d’art mêlant la très ancienne culture Tène -ou laténienne-, aux symboles chrétiens, celtes, pictes -à rapprocher de la culture gaélique- et qui a évolué avec singularité.
A partir du VIème siècle, venus d’Irlande dans un but d’évangélisation de l’Angleterre, des moines irlandais se sont répandus dans le nord, se sont mêlés aux autochtones anglais d’héritage gaël, s’inspirant au passage de leur art, entremêlant les cultures. Saint Colomban a posé les bases de la diffusion du monachisme irlandais en Angleterre. Fondant Iona, ses moines se répandent sur l’île anglaise en suivant l’itinéraire du royaume de Dál Riata : vers l’Ecosse, l’extrême nord, le Pictland -ou Pictavia- plus à l’Est, puis vers Deira et la Northumbrie. Aidan, à la demande du roi Oswald, fonde Lindisfarne en 635 puis le mouvement se prolonge plus au sud en se tournant vers la Mercie. Les circulations d’hommes et d’influences artistiques sont incontestables.
Dans la partie nord de l’Angleterre, s’est développé un art “celto-picte” qui nous est principalement connu par le travail de la pierre (les pierres levées) et du métal (trésor de Saint Ninian -Shetland- cf. Fig. 3) que vous découvrez dans les illustrations. L’art picte est classé en trois groupes : classe 1, 2 et 3, actifs du VIème au IXème siècle. Les motifs sont à rapprocher des motifs celtes et vont progressivement assimiler les motifs chrétiens (classe 3 : la croix celtique ou “nimbée”).


Fig. 2. Travail de la pierre Picte. Rapprochemement entre la pierre gravée picte : Burghead Bull et le veau des évangiles de Durrow

Fig. 3. Art d’orfèvrerie Picte. Mont d’argent. Trèsor d’argent de St Ninian’s Isle -Shetland-. Ci. 800 A.D.
Les pierres levées, les objets cultuels et artistiques pictes de la classe 1 et 2 ont pour caractéristique des motifs zoomorphes, des jeux des lignes, des symboles (triskels, “motif à clefs”). L’esthétisme de ces objets appartient à l’imaginaire collectif du haut Moyen-âge anglais. Les artisans, les créateurs d’objets liturgiques, dont les scribes, utilisent ce vocabulaire décoratif pour leur production.
Des éléments pictes zoomorphiques, animaliers (tel le bœuf que l’on retrouve sur le Burghead Bull), qu’ils soient naturalistes ou fabuleux, font partie d’un vocabulaire ornemental similaire à celui des évangiles de Lindisfarne. A ce titre, un parallèle entre le Burghead Bull et le paisible ruminant du livre de Durrow ne paraît pas dénué de sens (Fig. 2). De même, un rapprochement entre le carnyx celte et des motifs tels qu’une lettrine initiale longiligne, figurant un dragon (cf. Fig. 4) semble évident.
Par ailleurs, les lignes franches de découpe, les parti-pris géométriques déjà présents dans les objets pictes sont aussi ceux utilisés comme éléments décoratifs des évangiles de Lindisfarne : spirales, cercles concentriques enroulés, croisés, et triskels et les jeux de lignes brisées, parallèles, entrelacs… Je vous invite à observer le Staffordshire Moorlands Pan (cf. Fig. 1), qui est une trulla (sorte de cuvette) dont le motif concentrique celte anglais et le jeu de couleurs, bien que datant du 1er siècle, évoque immanquablement les motifs décoratifs des évangiles.


Fig. 4. Rapprochemement entre un carnyx celte -reconstruction du Deskford carnyx- et un détail du Novum Opus Folio 5v du Lindisfarne Gospels
L’héritage Tène sous-jacent rencontre le savoir-faire saxon
Si l’héritage laténien perd de sa force au sud du territoire anglais avec l’arrivée des romains et la première guerre de conquête romaine (43-83 ap. J. C.), sa présence marquée ne disparait pas. Celle-ci est prégnante sur les ouvrages d’orfèvrerie de bon nombre d’objets archéologiques retrouvés, nous l’avons vu. Elle donne une base au développement de toute une iconographie insulaire.
Comme les célèbres broches dites penannulaires -sorte de fibule en forme d’anneau- comme la “broche Tara” ou la “broche d’Hunterston” (que vous pouvez voir en illustration principale de l’article) ou également le Bouclier de Battersea (Fig. 5) qui soulignent la pertinence d’un rapprochement entre art picte, celtique et insulaire. Ce savoir-faire d’orfèvrerie insulaire va bientôt trouver écho dans les techniques apportées par de nouveaux occupants du territoire anglais.

Fig. 5. Bouclier de Battersea – art celte de l’île de Bretagne. 1er siècle av. ou au plus tard ap. J. C.
En effet, l’influence romaine a peiné à s’imposer sur le territoire anglais. Se bornant à la marge du mur d’Hadrien, ils ne franchirent jamais les frontières du nord avec un succès pérenne, laissant l’ensemble des « bretons insulaires » évoluer librement. Cependant, la venue d’envahisseurs anglo-saxons païens germaniques : saxons, angles, jutes –eux aussi imprégnés de l’ancienne et profonde culture Tène a trouvé meilleur écho.
Les anglo-saxons ont apporté avec eux le savoir-faire du travail du métal et de l’orfèvrerie (Cf. Fig 6). Mais aussi l’utilisation de la polychromie et du cloisonné très proches de l’art et de l’artisanat des bretons insulaires. L’ensemble de ces motifs peuvent être rapprochés des motifs d’entrelacs, de jeux de lignes et de remplissage présents dans les évangiles de Lindisfarne.

Fig. 6. Trésor anglo-saxon Staffordshire hoard. Casquette de pommeau en or avec décor d’entrelacement animalier fabuleux niellé (émail noir). www.staffordshirehoard.org.uk/
Le fabuleux trésor de Sutton Hoo (Fig. 7 & 10) nous en donne une illustration. Tourné vers le décoratif et les motifs d’ornementation, cet art ne se préoccupe pas de narration. Il privilégie au contraire les éléments purement géométriques de cloisonnés mais aussi naturels, végétaux, rythmés de motifs répétitifs, de rinceaux dessinant des lignes et nous invitant à pénétrer dans le monde des esprits. Les motifs ornementaux des Evangiles proposent un assemblage d’éléments que l’on peut qualifier d’“anglo-celto-picte” d’origine Tène, gaël, singulier, qui va de plus rencontrer à son tour l’influence continentale venue du “Sud”.


Fig. 7. Comparatif de la page Tapis du Novum Opus -Lindisfarne- et motif d’attache d’épaule du trèsor de Sutton Hoo
L’influence continentale ou anglo-romaine
Délaissant la conquête infructueuse par les armes, Rome parvint mieux à s’implanter sur le territoire anglais par le biais de l’introduction du christianisme. Accompagné d’une quarantaine de missionnaires et de moines et envoyé par le pape Grégoire le Grand en 597 ap. J C. ; Augustin, moine et prieur de Rome, débarque dans le Kent avec pour mission de convertir les anglo-saxons installés en Angleterre. Ses débuts sont marqués par quelques succès notables dont la conversion du roi Æthelberht et d’une partie de son armée. Conversions, qui à défaut d’être profondément sincères sont effectives et entraînent une seconde vague de missionnaires (601 ap. J.C.) qui vient renforcer la première. Et celle-ci est chargée d’objets liturgiques… et de livres fondamentaux quant à leur influence sur l’art de l’enluminure anglo-saxonne !
On évoque traditionnellement l’Évangéliaire dit de Saint Augustin (cf. Fig. 8), qui comportait miniatures et portraits. Une Bible de Saint Grégoire, un évangéliaire italien enluminé du VIe siècle, une Règle de Saint Benoît … Chaque ouvrage introduisant avec lui les styles romain et byzantin avec par exemple des portraits d’évangélistes et ont diffusé ces modèles dans toute l’Angleterre. Moins attaché aux motifs ornementaux abstraits qu’à la narration et les motifs figuratifs, sans exubérance ou audace stylistique. Le Codex Amiatinus (cf. Fig. 9), contemporain du Gospels, témoigne lui aussi de cette influence romaine.

Fig. 8. St Augustin Gospels. St Luc. Folio 129v
On ne peut omettre d’évoquer la question de la rivalité, sinon de la différence entre l’Église « celtique » de l’Ouest, basée sur un réseau de monastères ; et l’Église « romaine » influencée par les missionnaires arrivants du continent, avec une structure traditionnelle, hiérarchisée autour des évêchés et soumise à Rome. Cette question est réglée lors du concile de Whitby (664 ap. J.C.) par la “victoire” de l’Église romaine. Mais cette rivalité se manifeste dans l’art. Les scriptoria de l’abbaye Saint-Augustin et de la cathédrale Christ Church de Canterbury fondés à ce moment-là, deviennent rapidement des lieux majeurs de production de livres qui influencent artistiquement tout le territoire anglais et teintes les ouvrages d’un formalisme plus rigoureux et d’une prédominance du message sur la décoration. A travers l’usage de motifs décoratifs plus ou moins celtique, plus ou moins romain, ce sont des tensions politiques et des luttes d’influences qui se jouent.

Fig. 9. Codex Amiatus exemple d’influence romaine sur une page portrait des Evangiles de Lindisfarne
Conclusion
C’est la symbiose et l’assimilation des styles irlando-celto-picto-romano saxon, la rencontre des tendances abstraites celtiques et du formalisme continental qui trouve sa quintessence dans les ouvrages mystiques comme celui de Lindisfarne. Oeuvre grandiose mais de connotation moins « irlandaise » et exubérante que le livre de Kells, le Lindisfarne Gospels fait figure d’ouvrage d’équilibre.
Pour une étude approfondie des comparatifs entre les motifs, je vous renvoie à l’excellent ouvrage de George Bain : « Celtic Art: The Methods of Construction« dans lequel il met clairement en lumière les similitudes entre art celte, picte et les ouvrages enluminés insulaires.
Je vous invite à nous retrouver dans le chapitre consacré au contenu à proprement parler du Lindisfarne Gospels. Pour tout savoir sur ce qu’est un Novum Opus et quel fut l’itinéraire mouvementé de cet ouvrage fabuleux…

Fig. 10. Boucle de ceinture en or – Trésor de Sutton Hoo. Ci. 600 AD. British museum