UN CHEF D’OEUVRE DU HAUT MOYEN-AGE ANGLAIS
Les Évangiles de Lindisfarne -ou “Lindisfarne Gospels” en anglais- sont victimes de la notoriété du Livre de Kells, que beaucoup connaissent et qui sera réalisé environ 75 ans plus tard. C’est une injustice que nous nous proposons de réparer ici.
Lindisfarne est connu des historiens d’art pour faire référence à une merveille d’enluminure chrétienne : le Lindisfarne Gospels est un exemple d’une grande élégance de l’art celtique anglo-saxon.
Suivez l’itinéraire de l’un des plus beaux manuscrits de l’art insulaire du Haut Moyen-âge anglais. L’oeuvre d’un seul homme et ouvrage majeur de l’histoire de la civilisation européenne.
« Eadfrith, évêque de l’église de Lindisfarne, a écrit ce livre pour Dieu et pour saint Cuthbert… »

Lettrine initiale décorée – détail – Lindisfarne Gospels – folio 91
Les Évangiles de Lindisfarne – de quoi parle-t-on ?
Des contributeurs – un seul auteur
C’est grâce à l’intervention d’un certain Aldred, dit le Scribe ou le Glossateur, que nous connaissons aujourd’hui l’auteur et les contributeurs des Évangiles de Lindisfarne. Vers 970 ap. J.C., et sous la pression viking, le prieuré à migré vers Chester-Le-Street et Durham. C’est de cet endroit et presque cent ans après la réalisation des Évangiles, qu’Aldred, obscur prévôt, a entrepris d’y ajouter, pour une meilleure compréhension des textes par ses contemporains, deux éléments particulièrement importants. Tout d’abord une “glose” directement dans le texte : il s’agit d’un commentaire en langue vernaculaire ajouté dans les marges ou entre les lignes d’un texte ou d’un livre, pour expliquer les mots étrangers, ou complexes. Son objectif est de traduire le latin en vieil anglais pour en faciliter la lecture. Cet ajout est remarquable pour la compréhension de la langue anglaise, nous y reviendront. Il ajoute également dans la colonne vierge à la fin du livre (folio 259r, image numérisée 17) un “colophon” ou note finale, également en vieil anglais et en latin. C’est dans ce colophon que nous découvrons le nom d’Eadfrith.
Eadfrith aurait été très probablement, et contrairement aux usages de l’époque, le seul et unique auteur des évangiles. Mort en 721 après J.C, d’abord moine du monastère, il deviendra plus tard évêque de Lindisfarne (c. 698 ap. JC.C). Scribe et artiste, il aurait réalisé à la fois la mise en page, la mise en couleur, le travail d’écriture… (à titre d’exemple, le livre de Kells comptera une équipe d’au moins huit contributeurs). Nous croyons cependant nécessaire de préciser qu’il n’y a pas consensus des historiens quant à la paternité de l’œuvre, comme par exemple pour Michelle Brown, qui est plus modérée. Ce scepticisme étant dû en partie au fait que l’ajout d’Aldred a été fait bien après la réalisation des évangiles. Cette acceptation reste néanmoins marginale et peu remettent en question, au final, l’écrit d’Aldred.
La travail d’Eadfrith est un hommage à Saint Cuthbert (qui a vécu de 635 à 687 ap. J.C.). Cuthbert est un personnage religieux particulièrement vénéré et populaire dans l’Angleterre du Haut Moyen-âge. Noble converti, d’abord moine, prêcheur, puis évêque enfin ermite, ascète, protecteur des oiseaux (ce qui n’est pas sans importance) et saint… Objet de culte, de pèlerinages, c’est un personnage essentiel en Angleterre, particulièrement dans le nord. C’est très logiquement que les Évangiles lui sont dédiés. Grâce au colophon d’Aldred, nous découvrons également les nom d’Æthelwald, le « classeur », qui exécuta la reliure ; et de Billifrith, l’anachorète, le contemplatif, qui se retire dans la solitude et à qui l’on doit l’ornementation extérieure en bijoux et métaux précieux (qui sera hélas perdue plus tard).
Richard Gameson, expert du Lindisfarne Gospels, nous donne cette version :
Eadfrith bishop of the Church of Lindisfarne. He, in the beginning, wrote this book for God and St Cuthbert and generally for all the holy folk who are on the island. And Æthilwald bishop of the Lindisfarne-islanders, bound and covered it without, as he well knew how to do. And Billfrith the anchorite, he forged the ornaments which are on the outside and bedecked it with gold and with gems and also with gilded silver-pure wealth.
En français :
Eadfrith, évêque de l’église de Lindisfarne. Au début, il écrivit ce livre pour Dieu et St Cuthbert et généralement pour tous les saints qui sont sur l’île. Et Æthilwald évêque des îles de Lindisfarne, lia et couvrit sans, comme il savait bien le faire. Et Billfrith l’anachorète, il forgea les ornements qui sont à l’extérieur et orné d’or et de pierres précieuses et également avec des gemmes et aussi une richesse d’argent pur doré.

Cuthbert sur une fresque du xie siècle – Cathédrale de Durham
Lindisfarne au début du VIII ème siècle
Il est généralement admis que le Lindisfarne Gospels fut réalisé au début de VIIIème siècle, sur une période comprise entre 5 et 10 ans, entre environ 698 et 720 ap. J.C. 715 est souvent cité) Les ajouts d’Aldred ont eu lieu à la fin du Xème siècle en 970.
Le Lindisfarne Gospels a été réalisé, comme son nom l’indique dans le scriptorium du prieuré de l’île sainte de Lindisfarne, île du nord-ouest de l’Angleterre, tristement célèbre pour avoir subi quelques décennies plus tard (8 juin 793, je vous renvoie à l’article de Civilisations Anciennes à ce sujet et à son importance capitale dans l’histoire de l’Angleterre médiévale) le premier assaut viking conséquent sur le territoire anglo-saxon.
Le Lindisfarne Gospels, associé aux reliques de saint Cuthbert, fit par la suite bon nombre de voyages appelées aussi “translations”. Ce terme désigne le déplacement de restes (ossements, châsse, objets liturgiques etc.) de saints d’un lieu vers un autre, pour leur protection en cas de menace (attaque viking par exemple !) ou quand un lieu est préféré pour son accessibilité ou sa notoriété. Le Lindisfarne Gospels est désormais conservé à la British Library. Nous y reviendrons.

Ouverture de la tombe, Inventio et translation des reliques de Saint Cuthbert
Les Évangiles de Lindisfarne contiennent quatre évangiles du Nouveau Testament : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Chacun d’eux est précédé d’un texte introductif – dont la première lettre, une majuscule en initiale, est remarquable.
La matière fondamentale de ce texte est la “vulgate” composée par Saint Jérôme est qui est une copie compréhensible de la Bible en latin. On la trouvait en Angleterre sous la forme du Codex Amiatinus. Les évangiles de Lindisfarne en est une version dérivée mais l’influence du codex est perceptible.
On trouve par ailleurs en préambule le Novum Opus (Folio 2V et 3). Il s’agit d’une lettre que Saint Jérôme adressa au pape Damase ; la lettre d’Eusèbe de Césarée à Carpianus qui explique les tables des canons. Ainsi que le prologue de saint Jérôme à l’évangile de Matthieu. On y trouve enfin une liste de fêtes liturgiques provenant de Naples, preuve également de lien avec le monde latin.
Le texte présente, comme évoqué, une traduction interlinéaire : la glose d’Aldred, écrite en vieil anglais est un élément fabuleux pour l’étude linguistique de l’anglais. Cette glose permettait à l’origine au lecteur n’ayant pas connaissance du latin, d’avoir accès au contenu dans une langue commune et compréhensible. Elle donne donc une précieuse idée de l’anglais originel parlé dans l’Angleterre du Xème siècle.

Détail de l’incipit de St Marc avec glose d’Aldred visible en interligne
Les Évangiles de Lindisfarne, c’est un livre relié de 518 pages : 259 folios (page pliée en deux) reliés par cahiers de huit pages, en papier vélin, dans une version inachevée. Le livre fait 34 x 27 cm. Le vélin est une peausserie de veau : il aura fallu environ 10 ans et environ 150 veaux, sans doute beaucoup plus, pour le créer. Le vélin est une matière rare et précieuse qui ne permet pas ou peu de page d’essai ou d’erreur (mais cette difficulté ouvre la voie à des innovations techniques). L’ouvrage présente, outre le texte, quinze pages d’enluminures. Notamment, la page initiale de la lettre de Saint Jérôme –Novum Opus-, ornée d’une majuscule initiale et est précédée d’une page tapis qui lui est propre. L’ouvrage comporte ensuite une table des canons de concordance eusébiens. Pour des précisions et un éclairage sur ce que contiennent les tables des canons, nous vous renvoyons à l’article de Civilisations Anciennes sur ce point. Les tables, en seize pages représentent pour la première fois dans un ouvrage de ce genre, des arcades qui couronnent les colonnes et permettent des innovations artistiques.
Chaque évangile est introduit par un portrait pleine page et stylisé du saint qui en est le sujet, il est reconnaissable à son symbole. De même, à la suite, on trouve une “page tapis” qui invite à la méditation, la prière et l’entrée dans le monde spirituel -là encore nous vous renvoyons pour plus de détails, à l’article rédigé à ce sujet sur Civilisations Anciennes. Puis, avant le texte de l’évangile proprement dit, nous trouvons une page introductive. Celle-ci est prétexte à la représentation d’un incipit (“premiers mots”) stylisé et enluminé. L’évangile de Matthieu a pour particularité d’en comporter deux dont un remarquable et fabuleux “Chi-Rho-Iota”, nous y reviendrons.
Le texte est rédigé dans trois types d’écritures définies : la majuscule en lettrine, la majuscule insulaire et la minuscule insulaire. Il est rédigé en “semi-onciale” -ou “demi-onciale”-, graphique et lisible. C’est une typographie courante pour ce type d’ouvrage anglo-saxon et qui est clairement distinct de la minuscule caroline (qui a par exemple mit en place “l’espace” entre les mots). La glose d’Aldred est quant à elle rédigée en minuscule anglo-saxonne. Les illustrations sont faites dans le style typiquement insulaire : il s’agit d’un mélange d’art anglo-saxon d’influence germanique, celte, et latin-romain. Autre influence peu citée mais qui, à y regarder de près, semble véritablement pertinente : le peu connu art picte. Nous y reviendrons plus en détails. Enfin, la couverture initiale était en cuir décorée d’or, d’argent et de pierres précieuses. Comme ce fut souvent le cas, celle-ci fut malheureusement perdue au cours du temps et remplacée au XIXème siècle.

Lindisfarne. Saint-Jean. Détail d’écriture. Folio 208
Pour composer des couleurs d’enluminures, un enlumineur utilisait en tout premier lieu… ce qu’il avait à disposition autour de lui : des extraits animaux, minéraux et végétaux. Support et liant sont de blanc d’œuf -glaire- et de colle de poisson. Particulièrement créatif, Eadfrith aurait composé avec une base de « seulement six minéraux et extraits végétaux locaux », 90 couleurs qui lui sont strictement propres. Ayant des difficultés à obtenir certains matériaux, il a entrepris d’en recréer. C’est ainsi le cas de la couleur bleue du lapis-lazuli (venant initialement d’Himalaya) obtenu à partir de macération de feuilles d’indigotier. Il aurait utilisé les couleurs suivantes : du rouge de réalgar (sulfure d’arsenic), du blanc de plomb (obtenu par l’action d’acide sur feuilles de plomb), de la pourpre et de la mauve de Méditerranée, du vert de la malachite (une pierre semi-précieuse) ou de vert-de-gris de cuivre. L’or, rare et très précieux, n’est que peu employé et remplacé par de l’orpiment d’arsenic, de couleur jaune. Deux types de noirs sont utilisés : la galle de chêne et le sel de fer ont été utilisés pour le texte en lui-même. Les enluminures sont quant à elles réalisées avec une encre brune soutenue, tirant vers le noir, à base de carbone de suie : le “noir de lampe”. La partie anglaise d’Aldred présente une encre plus rouge : un rouge à l’origine vif qui a brunit avec le temps.

Détail du Folio 44v en50x par Christina Duffy pour la British library – « Under the microscope with the Lindisfarne Gospels«
Bien qu’il soit évident que le travail exécuté par Eadfrith soit remarquable de précision, nous sommes aujourd’hui incapables de déterminer avec exactitude quel type d’outil il a employé. Les travaux d’historiens et les analyses au microscope de l’œuvre ont permis malgré tout de supputer quelques théories recevables.
En premier lieu et pour limiter les erreurs et gâchis de matière, la préparation d’esquisses a dû très probablement être faite sur des tablettes de cire réutilisables -sorte de cahiers de brouillons-, encadré peut-être de buis, comme souvent dans ce cas.
Sans aucun doute, a-t-il créé des instruments qui lui étaient propres, pour des usages artistiques bien précis, à l’instar de sa création de pigments.
Les courbes et entrelacs, par l’observation au microscope de leur rigueur et de leur précision quasi mathématique, ont très probablement dû être réalisés à l’aide d’un outil s’apparentant à un compas, ainsi qu’une boussole pour les courbures et les motifs concentriques et géométriques. Des règles, un bord droit, des séparateurs… De même, il a utilisé des piqûres d’épingles pour s’assurer des mesures et distances. Autre théorie évoquée, Eadfrith aurait utilisé une source de lumière provenant du dessous de la page. Michelle Brown évoque une sorte de “rétro éclairage” ou “boîte à lumière”. L’observation en lumière rasante oblique des pages, tendrait à suggérer qu’il aurait de plus matérialisé le trait à l’aide d’un stylet de plomb ou d’argent pour ses ébauches au verso. Cet outil, différent de la traditionnelle plume d’oie ou du roseau, serait en quelque sorte l’ancêtre du crayon à mine. Pour quelle raison un motif au verso ? une des théories avancées serait que le motif dessiné et rétroéclairé au verso permettait de suivre le motif qui est comme “perdu” au moment de l’application de la couleur. C’est une réflexion audacieuse sur l’importance de la précision de motif décoratif et sur le peu de place laissé au hasard ou aux ratés.
L’ensemble de ces inventions, fortement supposées, tendraient à prouver qu’Eadfrith à fait preuve d’un esprit rigoureux, extrêmement technique et novateur. Enfin, les solutions apportées pour présenter certains motifs peuvent parfois avoir un aspect novateur également, comme par exemple la mise en forme de véritables arcades pour la présentation des canons eusébiens. Les Évangiles de Lindisfarne est le premier ouvrage à les utiliser.

Lindisfarne. Table de Canon. Folio 11